Joe, Leon, Frank, Les Chiens Dingues, les Anglais, les 200 Motels, et les Mamans…
Best n°42 (janvier 1972) © Christian Lebrun

Deux types curieux viennent à quelques jours d’intervalle, de faire le tour des grandes salles européennes. Américains l’un comme l’autre, ils ont joué chanté devant les foules nombreuses du vieux continent, accompagnés par route leur bande ; Russell, avec les Shelter People, Zappa, avec les Mothers. Qui plus est, chacun, dans son sillage, a entrainé la levée de voile sur un film très longtemps attendu "Mad Dogs & Englishmen" de Pierre Adidge et "200 Motels" de Frank Zappa s’inspirent d’un thème commun : l’univers particuliers des tournées des groupes de rock aux U.S.A. Dans des styles très différents, voire même opposées, ils parviennent à faire mieux ressentir certaines réalités, tout en distillant une musique des plus intéressantes.



Joe Cocker et sa suite sont sur la route


Deux documentaires

"Mad Dogs" et "200 Motels" sont des documentaires. Mais, ce qualificatif s'adapte à l'un et à l'autre à un degré différent. "Mad Dogs & Englishmen" rapporte la tournée improvisée que firent au printemps 70 Joe Cocker, Leon Russell et toute une tribu de musiciens, de choristes et de compagnons. Tournée assez marginale quant à beaucoup d'aspects, elle n'en connut pas moins toute la panoplie des constantes habituelles de ce genre de voyages. Centré sur la forte personnalité de Joe Cocker, le film observe, prend sur le vif, narre les multiples péripéties pendent le spectacle et entre l'es spectacles. La caméra s'éloigne rarement de son rôle d'œil, de son rôle d'objectif. Seul, le montage révèle, on le verra, une réflexion, une intention subjective. "200 Motels" est défini par Zappa lui-même comme un "documentaire surréaliste". Son film n'est pas directement figuratif. L'inspiration reste la même, mais pour plonger le spectateur dans le vaste et assez absurde cirque de la tournée américaine, Zappa préfère recréer une ambiance dans son propre langage. Seules quelques minutes de pellicule ont été prises dans un décor concret, sur le vif. La grande majorité des scènes sont simplifiées, abstraites et se situent dans des décors comme ceux de la cité symbole de Center-ville.

Joe Cocker et sa suite sont sur la route. Ils semblent assez résignés. Ils effectuent un slalom entre les portes d'une routine souvent extravagante. Voici les fameux motels où chacun tente de s'improviser une petite tranche de vie, entre l'omniprésente télévision, les repas de toutes façons improvisés et artificiels, les groupies chevronnées pour le dessert, le personnel hôtelier en dehors du coup, Voilà les fans et les gens du rock business qui assaillent chacun de leur côté les stars, jouant tous leur propre jeu sous couvert d'adulation effrénée. Et puis, surtout, c'est le bain dans le décalage immense entre l'Amérique du rock et l'autre qui semble être issue d'un autre âge grâce aux vertus de la congélation. On assiste à une incroyable contradiction de structures.


Le journaliste, sûr de lui, très technique, aux questions toutes prêtes ("Délivrez-vous un message politique dans votre musique ?") qui interviewe Cocker et Russell comme il l'aurait fait pour Frank Sinatra ou Dean Martin autrefois ; ou alors, l'intellectuel de la côte ouest, prétendant questionner Cocker à la radio, fait sa petite exhibition personnelle, parlant du British Museum et de ses merveilles ("Je n'y suis jamais allé" répondra Joe) ; ou encore les rencontres avec les adultes du coin, en particulier au Texas, cheveux courts, silhouette "saine", refoulement sexuel, alcoolisme, diatribes confuses et réactionnaires, sourire hypocrite que l'on devine laisser immédiatement place à un commentaire graveleux, emmerdement profond et généralisé. A ce propos, le saxophoniste Bobby Keys, Texan lui-même, illustre typiquement le divorce de ces deux mondes, nés sur la même terre. Il se montre désabusé à travers son humour corrosif. Bref, le documentaire au premier degré qu'est "Mad Dogs" trouve, sur ce plan, son efficacité dans le pur reportage.

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"Mad Dogs & Englishmen" met également en observation la personnalité des membres de la troupe, de leurs faits et gestes. Musicalement, les séquences scéniques sont assez grandioses. Pour peu que la sonorisation de la salle de cinéma ne soit pas trop sous-développée, on assiste à une, fantastique démonstration de swing, de soul, de musicalité de la part d'un big band extraordinaire. Même si l'on peut regretter une trop grande propension à vouloir refaire du Ray Charles, on est vite subjugué par tant de fougue et de joie de chanter. Par contre, les tranches de film qui décrivent les attitudes inter-scéniques des musiciens sont empreintes d'une trop grande bienveillance, d'une déprimante mièvrerie. Le mythe de la petite communauté est développé en long et en large et chacun y va de son petit rôle préfabriqué. Poésie de bazar vis-à-vis des enfants, rondes, méditations organisées, garden-party très simple (si !) où l'on fait les fous et où, même, on récite son poème à la fin, bons mots sur commande, anticonformisme modèle n° 8 bis, etc. Seul, peut-être, Cocker qui a l'air de s'emmerder prodigieusement, reste naturel et mène les meilleurs moments de distraction : de bonnes jams bien chaudes. On déplorera donc un montage trop bienveillant, trop gnan-gnan, qui ne ravira que les adeptes de clichés.

"200 Motels" au contraire, colle excellemment à la peau des protagonistes, les Mothers. L'impressionnante musique de Zappa ne fait qu'un avec les images. Le style est le même, il reflète le caractère éternel de Zappa et des Mothers of Invention : extra - ordinaire. Pas d'eau de rose, pas de clichés, mais une satire grinçante, une subtilité constante. Zappa, qui est bien placé pour communiquer ces notions aux spectateurs, a immédiatement compris qu'on ne pouvait montrer une tournée des Mothers comme une tournée de... Cocker ou comme un Woodstock modèle 71. D'où unité sans précédent de l'esprit et de la lettre, d'où réussite.

Sur le plan technique, même chose ; là où "Mad Dogs" s'engage dans la foulée de Woodstock, avec ses images morcelées, ses plans de foule, ses blocages de mouvement, etc., "200 Motels" utilise (pour la première fois à cette échelle) le procédé neuf de la vidéo qui permet la multiplication d'effets optiques. Parfaitement et instantanément contrôlés pendant le tournage. Deux documentaires donc, l'un très exact dans son "surréalisme", l'autre un peu faussé dans son "réalisme". Deux fêtes musicales à domicile (ou presque) de toutes façons.


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