Un plombier à tubes
Rock & Folk n° 51 (avril 1971) © Inconnu
Merci à Patrice P.

Successivement maçon, charpentier, plombier puis gazier, c'est surtout en qualité de chanteur que Joe Cocker est aujourd'hui connu de tous.

Le présenter comme un génie surnaturel et exceptionnel serait sans doute trop simple, quand bien même il faudrait reconnaître la singularité de son talent tout entier; mais alors comment prouver la valeur de son mérite? Car enfin, quel est l'avenir d'un chanteur qui ressemble à un autre chanteur, si son imprésario ne se nomme pas Johnny Stark ?

Tout a donc commencé le 20 mai 1944 par la naissance de John Cocker à Sheffield, guillerette ville industrielle du nord de l'Angleterre. Seize jours plus tard, les forces anglo-américaines débarquaient en Normandie. Vingt-six ans après, trois mille personnes font un triomphe à Joe Cocker au Fillmore de San-Francisco, et il n'y a plus d’Américains en Normandie ; ce qui, dans un sens, est fort dommage lorsque l'on apprend que les seuls passages de Cocker en France (hormis une petite télévision), furent destinés à la détente des forces américaines alors basées dans le pays. A cette époque, le groupe de Joe s'appelait Vance Arnold & The Avengers, et avait déjà tourné avec les Hollies et les Rolling Stones. Si la qualité de leur musique était loin de susciter d'élogieux commentaires, leur persévérance à vouloir réussir les amena toutefois à enregistrer un simple chez Decca, avec "Georgia On My Mind" de Ray Charles et "I’ll Cry Instead" des Beatles.

 

 

Enregistrement mémorable, puisqu'il rapportera à Cocker la modique somme de UN dollar et 28 cents, plus, en prime, la rupture du contrat avec Decca... La réussite semblait bouder notre ancien gazier lorsqu'en 1967, la sortie de « Sgt Pepper » l'enthousiasme assez pour faire renaître en lui la flamme magique qui l'avait jusqu'alors poussé à faire de la chanson son métier. Il enregistre donc une bande avec un ami d'enfance, Chris Stainton, et l'envoie au manager de Procol Harum. Ce dernier leur fait aussitôt enregistrer un simple : « Marjorine », qui atteint le Top 50. Ainsi stimulé, Cocker forme le Joe Cocker‘s Big Blues Band, et peu de temps après, c'est le coup de théâtre tant attendu avec "With A Little Help From My Friends". Si le succès est total en Europe, il est cependant moins percutant aux États-Unis, où personne ne connaît encore la couleur du visage de Cocker.

Nous sommes en 1969, Londres lui fait une place dans ses clubs, et il ne tarde pas à enregistrer son premier LP, pour lequel il réunit Jimmy Page, Tommy Eyre et Stevie Winwood. Les événements s'accélèrent, et c'est bientôt le départ pour les États-Unis. Le Grease Band, qui l'accompagne alors, et que l'on peut voir à ses côtés dans la séquence de Woodstock, est le groupe qui participera à l'enregistrement du second LP. De cet enregistrement, il faut retenir, une nouvelle fois, les noms de Stevie Winwood (basse dans "Dear Landlord"), Paul McCartney (auteur de "She Came Through The Bathroom Window"), et enfin de Georges Harrison (auteur de "Something").

Le 11 mars 1970, Joe s'envole pour Los Angeles dans le but de former un nouveau groupe. Dès son arrivée, il apprend que le Syndicat des musiciens américains lui interdit formellement de recruter un seul musicien britannique. Cette interdiction n'est pas sans poser quelques problèmes quant au bon déroulement de la tournée nouvellement signée, et débutant huit jours plus tard. Survient alors Leon Russel, malin qui parvient, en une journée, à réunir 10 musiciens, dont le premier travail sera d'enregistrer "The Letter" et "Space Captain". En quelques jours, la formation compte 36 membres, et devient un véritable clan; c'est la naissance de Mad Dogs and Englishmen, parmi lesquels on compte trois ingénieurs du son, deux secrétaires, des managers à profusion, des femmes, des enfants, des amis et amies, et bien sûr des animaux... Arrivée de dernière minute, une équipe de cinéma porte l'effectif à 43 personnes, rendant ainsi nécessaire la location d'un avion Super-Constellation. Le 19 mars, toute la troupe s'envole pour Detroit, première étape d'un voyage qui la mènera du Michigan à la Californie, en passant par le Texas, laissant derrière elle ovations et acclamations. La tournée se termine le 16 mai M.D. & E. ne sont plus qu'un souvenir.

Il y a cinq ans, Joe Cocker amusait les trouffions américains, et seuls les Noirs appréciaient vraiment sa musique. Il y a trois ans, alors qu'il était plus à la mode d'aller à Londres qu'à Katmandou, les minets français du Marquee Club aimaient à danser au son de sa voix. Il y a deux ans, au Fillmore East, 500 des 3000 personnes venues au concert des Byrds pouvaient prévoir la carrière prodigieuse de ce cinglé qui bougeait ses doigts, ses bras et sa langue dans tous les sens. Il y a quelques mois, toute la France découvrait une pléiade de génies, et parmi eux Joe Cocker : c'était Woodstock. Aujourd'hui, on achète les disques de Joe Cocker comme on marchande une carte postale (manuscrite, bien-sûr) d'Alain Delon ; l'acteur pour l’acteur, sa tronche pour ma chambre et ma conscience pour moi. Bravo.

Cocker en France, c'est Mayall passant à l’Olympia : du beurre aux cochons. Cocker, c'est aussi, depuis Tom Jones, le seul chanteur de rock après Elvis Presley. Alors qu'importe si sa voix emprunte à Ray Charles, puisqu'elle demeure la représentation d'une musique qui se veut à la fois agressive, mélodieuse et envoûtante. Rien ne sert de reprendre du Beatles, encore faut-il chanter à point. Dieu merci, Cocker fait mieux.


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